Chapitre 8
L’atmosphère entourant la seconde planète du système de Frogstar était malsaine et confinée.
Les vents fétides qui balayaient en permanence sa surface balayaient également des déserts de sel, des marécages desséchés, des étendues de végétation broussailleuse et pourrissante, ainsi que les décombres épars de cités en ruine. Nulle vie ne rampait à sa surface : son sol (comme celui de bien des planètes de ce coin de la Galaxie) avait été depuis longtemps déserté.
Le hululement du vent, déjà passablement lugubre lorsqu’il soufflait sur les antiques constructions délabrées des cités, devenait plus lugubre encore en fouettant le pied des hautes tours noires qui oscillaient çà et là, désolées, à la surface de ce monde désert. Au sommet de ces tours, vivaient des colonies de grands volatiles efflanqués et puants, ultimes survivants de la civilisation qui jadis avait hanté ces lieux.
Le summum du lugubre, le vent l’atteignait toutefois en passant au-dessus d’une espèce de verrue saillant au beau milieu d’une vaste plaine grise aux abords de la plus grande de ces cités abandonnées.
C’était cette verrue qui avait valu à ce monde sa réputation d’être le lieu le plus totalement malsain de toute la Galaxie. De l’extérieur, ce n’était qu’un simple dôme d’acier de dix mètres de diamètre. De l’intérieur, c’était une chose bien trop monstrueuse pour que l’esprit humain pût l’appréhender.
À une centaine de mètres de là, et séparé de l’édifice par une étendue de terrain grêlée, défoncée et sans doute la plus désolée qu’on pût imaginer, s’étalait ce qu’il aurait sans doute fallu décrire comme une espèce de piste d’atterrissage.
À savoir que, répandus sur une assez vaste zone, s’élevaient les décombres épars de deux ou trois douzaines de bâtiments écrasés.
Voletant alentour de ces bâtiments, il y avait un esprit. Un esprit qui attendait quelque chose.
L’esprit reporta son attention vers les airs et avant longtemps un point apparut dans le lointain, entouré d’un anneau de points plus petits.
Le point le plus grand était la tour gauche de l’immeuble des bureaux du Guide du routard galactique, en train de pénétrer dans la stratosphère de la planète B de Frogstar.
Durant la descente, Roosta rompit soudain l’inconfortable et languissant silence qui s’était jusqu’alors établi entre les deux hommes.
Il se leva, replia sa serviette dans un sac et dit :
— Beeblebrox, je vais à présent accomplir la tâche pour laquelle on m’a envoyé ici.
Zaphod leva les yeux vers lui, depuis le recoin où il était assis, à échanger de muettes pensées avec Marvin.
— Ouais ? dit-il.
— L’immeuble ne va pas tarder à atterrir. Pour sortir, ne prenez pas la porte, indiqua Roosta. Sortez par la fenêtre.
— Et bonne chance, ajouta-t-il avant de quitter la pièce (et de sortir de l’existence de Zaphod aussi mystérieusement qu’il y était apparu).
Zaphod bondit vers la porte mais Roosta l’avait déjà verrouillée. Il haussa les épaules et regagna son coin.
Deux minutes plus tard, l’immeuble s’écrasait au beau milieu du champ de décombres. Son escorte de Chasseurs de Frogstar désactiva le champ de force et reprit de l’altitude, destination la planète A de Frogstar, un coin dans l’ensemble nettement plus sympathique.
Jamais en effet ils ne se posaient sur la planète B de Frogstar. Personne ne le faisait. Personne même n’avait jamais foulé sa surface, hormis les victimes désignées du Vortex à Perspective totale.
Zaphod avait été durement secoué par le choc. Il demeura quelques instants allongé au beau milieu des débris épars et silencieux : ce qui restait de la majeure partie de la pièce. En cet instant, nul doute qu’il se sentait au plus bas de toute sa carrière ; il se sentait ahuri, il se sentait paumé ; il se sentait abandonné. Bref, il sentait qu’il lui fallait se tirer de cette situation, quelle qu’elle fût.
Il parcourut du regard la pièce en ruine : le mur s’était fendu au droit de l’encadrement de la porte, laquelle pendait, béante. Par quelque miracle en revanche, la fenêtre était demeurée fermée, intacte. L’espace d’un instant, Zaphod eut une hésitation ; puis il se dit que si son étrange et récent compagnon avait traversé tout ce qu’il avait traversé rien que pour lui dire ce qu’il lui avait dit, c’est bien qu’il devait avoir une bonne raison pour ça. Avec l’aide de Marvin il parvint à ouvrir la fenêtre. Le nuage de poussière soulevé par l’impact et les carcasses des immeubles qui entouraient le leur, empêchaient totalement Zaphod de distinguer quoi que ce soit du monde extérieur.
Non qu’il en fût troublé outre mesure. Son principal problème toutefois apparut lorsqu’il baissa les yeux : le bureau de Zarniwoop était en effet situé au quinzième étage. Et si l’immeuble avait atterri avec une inclinaison de quarante-cinq degrés, la descente n’en demeurait pas moins vertigineuse.
Finalement, piqué au vif par le mépris insistant des regards appuyés de Marvin, il prit une profonde inspiration et s’aventura sur la façade en pente raide de l’édifice. Marvin lui emboîta le pas et c’est de concert qu’ils entreprirent une lente et périlleuse reptation le long des quinze niveaux qui les séparaient du sol.
Tandis qu’il rampait, Zaphod sentait l’air fétide et la poussière lui obstruer les poumons, lui piquer les yeux en même temps que l’altitude terrifiante lui donnait le tournis.
Et les remarques occasionnelles de Marvin (du style : c’est bien là le genre d’exercice qu’affectionne votre forme de vie, n’est-ce pas ? Je me renseigne, c’est tout) n’aidaient guère à améliorer sa disposition d’esprit.
Ils firent une halte à peu près à mi-descente pour se reposer. Tandis qu’il récupérait, haletant de peur et d’épuisement, Zaphod eut l’impression que Marvin semblait un tantinet plus enjoué qu’à l’accoutumée. Puis il se rendit compte que tel n’était pas le cas : si le robot semblait plus joyeux, c’était en comparaison de sa propre humeur du moment.
Un imposant volatile noir et décharné apparut, battant des ailes, au milieu du nuage de poussière qui retombait lentement et vint se poser, pattes décharnées toutes tendues, sur un rebord de fenêtre à quelques mètres de Zaphod. Il replia ses ailes et demeura ainsi, en équilibre instable sur son perchoir.
Son envergure devait bien avoisiner les deux mètres et la tête comme le cou paraissaient curieusement volumineux pour un oiseau. La face était aplatie, le bec atrophié, et – à mi-distance des ailes – apparaissaient nettement les vestiges de ce qui ressemblait fort à des mains.
La créature semblait à vrai dire presque humaine. Elle tourna vers Zaphod son regard lourd et claqua du bec d’un air méprisant.
— Allez dégage ! lança Zaphod.
— D’accord, grommela l’oiseau, morose, avant de réintégrer le nuage de poussière, à tire-d’aile.
Zaphod contempla son départ, ébaubi.
— Ce volatile ne vient-il pas de me parler ? demanda-t-il à Marvin, nerveux.
Il était tout à fait disposé à accepter l’autre explication plausible, à savoir qu’il souffrait d’hallucinations.
— Effectivement, lui confirma Marvin.
— Pauvres créatures, dit alors une voix profonde et éthérée dans le creux de son oreille.
En se tournant brusquement pour localiser l’origine de cette voix, Zaphod faillit tomber. Il s’agrippa désespérément à un encadrement de fenêtre et s’y coupa la main. Il resta suspendu là, haletant.
La voix n’avait aucune source visible – il n’y avait personne dans les parages. Néanmoins, elle parla de nouveau.
— Tragique histoire que la leur, voyez-vous. Une terrible malédiction.
Zaphod regarda autour de lui, affolé. La voix était calme et profonde. En d’autres circonstances, on eût pu même la qualifier d’apaisante. Il n’y a toutefois rien d’apaisant à se voir interpeller par une voix désincarnée jaillie de nulle part, surtout lorsque (à l’instar de Zaphod Beeblebrox) l’on n’est pas au mieux de sa forme et que l’on se retrouve suspendu à une corniche au huitième étage d’un immeuble démoli.
— Eh… euh…, balbutia-t-il.
— Vous conterai-je leur histoire ? s’enquit doucement la voix.
— Eh, qui êtes-vous ? haleta Zaphod. Où êtes-vous ?
— Plus tard alors, peut-être, marmonna la voix. Je m’appelle Gargravarr. Je suis le gardien du Vortex à Perspective totale.
— Pourquoi êtes-vous invisi…
— Votre progression se trouvera grandement facilitée, nota la voix, pour peu que vous glissiez légèrement de deux mètres sur votre gauche. Ça vaudrait le coup d’essayer.
Zaphod regarda et aperçut effectivement une série de petites encoches horizontales qui couraient sur le mur jusqu’au pied de l’immeuble. Il s’y reporta non sans soulagement.
— Pourquoi ne se reverrait-on pas en bas ? » susurra la voix dans son oreille ; et sur ces mots elle s’évanouit.
— Eh ! appela Zaphod. Où allez-vous… ?
— Ça ne prendra qu’une ou deux minutes…, dit la voix, très faiblement.
— Marvin, dit gravement Zaphod au robot accroupi de guingois à côté de lui. Est-ce qu’une… voix… ne vient pas de…
— Effectivement, dit Marvin, crispé.
Zaphod opina. Il sortit de nouveau ses lunettes Peril Sensitive. Elles étaient totalement noires et maintenant plutôt bien rayées par l’objet métallique incongru qui lui encombrait toujours la poche. Il les chaussa. Il serait plus à l’aise pour terminer sa descente en étant dans l’impossibilité effective de voir ce qu’il faisait.
Quelques minutes plus tard, il enjambait les fondations arrachées et fracassées de l’édifice et, ôtant une nouvelle fois ses lunettes, se laissait choir jusqu’au sol.
Marvin le rejoignit peu après et s’étala la tête la première dans les débris et la poussière – position dont il paraissait peu disposé à changer.
— Ah ! vous voici, dit soudain la voix à l’oreille de Zaphod. Excusez-moi de vous avoir ainsi laissé en plan, c’est simplement que je n’ai pas le pied terriblement alpin. Du moins, ajouta-t-il, lugubre, je n’avais pas le pied terriblement alpin.
Zaphod parcourut lentement et minutieusement du regard les alentours, histoire de s’assurer qu’il n’aurait pas manqué de discerner l’origine éventuelle de la voix. Pourtant, tout ce qu’il voyait, c’était la poussière, les débris, et les silhouettes massives des immeubles environnants.
— Et, euh, pourquoi êtes-vous invisible ? Pourquoi n’êtes-vous pas là ?
— Je suis bien là, dit lentement la voix. Mon corps désirait venir mais il est quelque peu occupé pour l’instant. Des affaires à régler, des gens à voir, tout ça. » Après ce qui parut une manière de soupir éthéré, elle ajouta : « Vous savez comment c’est, avec les corps.
Zaphod n’en était pas du tout certain.
— Je pensais le savoir, dit-il.
— J’espère simplement qu’il a fait une demande de cure de repos, poursuivit la voix. Vu la vie qu’il a menée ces derniers temps, il doit être sur les coudes.
— Les coudes ? remarqua Zaphod. Vous voulez dire les rotules ?
La voix demeura muette quelques instants. Zaphod regarda autour de lui, mal à l’aise. Il ne savait pas si elle était partie ou bien si elle était encore là ou ce qu’elle faisait. Puis elle parla de nouveau.
— Alors comme ça, vous devez être mis dans le Vortex, hein ?
— Euh, enfin, dit Zaphod en essayant sans grand succès d’avoir l’air nonchalant, ce truc n’a rien de pressé, vous savez. Je peux très bien faire un tour dans le coin, histoire de jeter un œil sur le paysage, pas vrai ?
— Avez-vous jeté un œil sur le paysage ? demanda la voix de Gargravarr.
— Euh, non.
Zaphod escalada les décombres et contourna le coin de l’un des bâtiments en ruine qui lui bouchaient la vue.
Il considéra le paysage de la planète B de Frogstar.
— Ah. D’accord. Vu. Eh bien, je me contenterai de déambuler dans ce cas.
— Non, rectifia Gargravarr. Le Vortex est prêt à vous accueillir maintenant. Il faut que vous veniez. Suivez-moi.
— Euh, ah bon ? Et comment suis-je censé faire ?
— Je vais chantonner. Vous n’aurez qu’à suivre la ligne mélodique.
L’air s’emplit d’un doux murmure pénétrant, un son triste et ténu, apparemment issu de nulle part. Ce n’est qu’après une écoute attentive que Zaphod fut capable d’en déceler l’origine. Hébété, à pas lents et trébuchants, Zaphod se mit alors à le suivre. Que pouvait-il faire d’autre ?